Personne n'est une île. Et Bérangère
Maximin, qui a passé son enfance sur celle de la Réunion avant de
rejoindre Paris, le sait sans doute mieux que tout le monde. Son
histoire musicale est ainsi jalonnée de rencontres diverses au fil
de travaux dans les domaines du théâtre, de la danse, du cinéma ou
des pièces radiophoniques et de collaborations, sur scène la
plupart du temps. Un pied dans l'électronique, l'autre dans
l'acousmatique, un oeil sur la scène impro et l'autre sur la
composition rigoureuse et le travail vocal, Bérangère Maximin
marche sur les frontières, n'en traversant aucune et ne s'inscrivant
jamais durablement dans un espace défini. Pour son second album
après Tant que les Heures passent sur Tzadik, elle rejoint la série
des Framework de Sub Rosa (où elle succède, entre autres, à Cristian Vogel, Francisco Lopez ou Ulrich Krieger) avec un No one is an Island marqué par
l'omniprésence des collaborations, principalement avec des
guitaristes, puisque, à l'exception notable de Rhys Chatham, ses
trois autres partenaires (Christian Fennesz, Richard Pinhas et
Frédéric D. Oberland) y officient tous à la six-cordes. Confessant
que ces collaborations ont changé sa manière d'écouter et de
composer, Bérangère Maximin leur octroie ici davantage de place que
ce que l'on aurait imaginé, laissant ainsi largement à Frédéric
D. Oberland et Richard Pinhas la place de choix des titres auxquels
ils participent, amenant à un résultat très mélodique pour le
premier et à une coloration nettement plus bruitiste dans le cas du
vétéran. Plus présente dans sa collaboration avec Fennesz, qu'elle
transforme hélas en confrontation un peu vaine sur un «Knitting in
the Air » où leurs univers, la guitare de l'autrichien et sa
voix à elle, cherchent à s'épuiser mutuellement, elle
arrive, avec les même ingrédients, à faire fonctionner à
merveille leur second titre commun, « Bicéphale Ballade ».
Enfin, reste au seul non-guitariste du disque le soin de sortir du
lot, ce que Rhys Chatham parvient immédiatement à faire à travers
un saxophone utilisé dans toute ses dimensions et peu à peu
grignoté par les machines de Maximin, victorieuses au finish de ces
espaces partagés. Inégal, en ce sens qu'il ne laisse pas pleinement
percer la personnalité de Bérangère Maximin face à ses
prestigieux invités, No one is an Island, n'en demeure cependant pas
moins un bel exemple de tentative de fusions d'univers, et c'est avec
attention que l'on suivra l'impact que ces collaborations auront eu
sur le parcours futur de la jeune compositrice.
Dissolve
Musiques mutantes et aventureuses
mercredi 9 mai 2012
MONTY ADKINS : Four Shibusa (Audiobulb Records)
Depuis un an, il est devenu difficile
d'imaginer le Japon sans y associer un sentiment de perte et de
catastrophe, sans que vienne s'interposer entre nous et le pays les
images terribles associées au tsunami et à l'après Fukushima.
Paradoxalement, en voulant traiter du concept japonais de Shibusa,
qui met en avant la beauté des choses de la vie quotidienne, Monty
Adkins parvient à rentrer en résonance avec ces interférences
historiques, et à en tirer des ambiances aussi dépouillées que
positives. Pas de pathos sur un titre comme « Sendai
Threnody », qui aurait pu virer à la mélodie tire-larmes mais
qui, entre les clarinettes sobres de Jonathan Sage et Heather Roche
et de subtils éléments électroniques, évoque davantage le soleil
revenu sur les ruines que les moments apocalyptiques qui ont précédé.
Ailleurs sur l'album, Adkins développera ce sentiment de tranquille
renaissance sur trois autres titres où les mélodies liquides se
fondent dans des structures précises et délicates, où l'ambient
peut ouvrir sur des passages de glitches plus âpres (le splendide
« Kyoto Roughcut ») pour mieux céder la place à des
sonorités organiques. Travail d'orfèvre, qui confirme tout le bien
que l'on avait pensé du précédent album de Monty Adkins,
fragile.flicker.fragment, Four Shibusa est un grand moment d'osmose
entre l'électronique et l'humain, entre le spirituel et le
quotidien.
STRINGS OF CONSCIOUSNESS : From beyond Love (Staubgold)
Depuis sa création, le collectif
marseillais Strings of Consciousness a toujours été une aventure
ouverte. Ouverte aux participations et collaborations, qui se
multiplient d'album en album. Ouverte aux fusions musicales parfois
hasardeuses, le jazz, le rock et la musique expérimentale se
répondant sans cesse, les machines et l'acoustique formant un
terreau dense pour la voix. Ouverte à la surprise et à l'inattendu,
qui guette à chaque détour (et ils sont nombreux) des morceaux.
Pour ce second volet d'une trilogie inaugurée voilà cinq ans par
The Moon is Full, Philippe Petit et Hervé Vincenti se sont entourés
d'un casting vocal d'exception pour prêter corps aux multiples
facettes de From Beyond Love. Ainsi, s'il revient à Julie Christmas
(Made Our of Babies ) d'ouvrir l'album de ses intonations
björkiennes sur des atmosphères rock obscurcies de violoncelle,
Andria Degens (Current 93) joue sur la carte d'une lounge
psychédélique virant au drame pour « Sleepwalker »,
tandis que Graham Lewis (Wire) se pose tout en douceur et en
distinction sur les tempos jazzy de « Bugged ». Les
choses se refroidissent carrément avec un « Finzione »
porté par la voix lointaine de Cosey Fanni Tutti (Throbbing Gristle)
surmontant un tapis de craquements et de dissonances cosmiques,
avant que n'arrive la pièce de résistance de l'album, les dix-neuf
minutes de « Hurt is Where the Home is » où les deux
voix de Lydia Lunch et Eugene Robinson (Oxbow), plus proches du
spoken words que du chant, déroulent un drame urbain sur un fond
discret de piano, guitare, saxophone, percussions et machines.
Musique de film noir engendrant ses propres images, From Beyond Love
s'écoute et se regarde avec la même certitude : celle d'avoir
trouvé un écran pour projeter nos nuits blanches.
STEVE PETERS + STEVE RODEN : Not a Leaf remains as it was (12k)
Pour la plupart des compositeurs
oeuvrant dans le champ des musiques minimalistes, la voix est une
donnée difficilement approchable. Trop présente, trop versatile,
elle est le plus souvent délaissée au profit d'ambiances purement
instrumentales. Les deux artistes californiens Steve Peters et Steve
Roden ne font pas exception à la règle, et s'ils se sont finalement
décidés à poser leurs voix sur Not a Leaf remains as it was, c'est
au terme d'un lent processus qui les a d'abord vu faire office
d'arrière plan vocal pour la chanteuse Anna Homler il y a plus de
quinze ans avant de chercher par tous les moyens à dépouiller la
voix de ses attributions pour un éventuel album chanté. Il leur
fallait tout d'abord écarter le problème du sens, des mots, et
puiser ailleurs leur matériau sonore. C'est donc sur une série de
poèmes japonais écrit par des moines sur leur lit de mort que le
duo a donc fixé son choix, sachant que ni l'un ni l'autre ne parle
japonais, et que ce sont des fragments du texte, sortis de leur
contexte, traduits ou non, qui ont été sélectionnés et
« chantés » par Peters et Roden lors d'un enregistrement
en résidence de trois jours lors duquel ils ont – autre contrainte
auto-imposée – choisi de ne pas recourir aux instruments
électroniques. Il en résulte un album incroyablement fragile,
presque miraculeux, où chaque mouvement, si infime soit-il prend de
l'importance. Ici, les voix flottent en apesanteur, semblant éveiller
sur leur passage des mélodies fines où un orgue, une guitare, un
mélodica, des craquements de feuilles ou des percussions boisées
émergent lentement du silence avant d'y retourner. Le temps d'un
souffle, tout se pose, puis s'évanouit... Cela faisait longtemps
qu'on avait pas entendu sensation plus pure.
mardi 6 mars 2012
MACHINIST : Of What Once Was (Moving Furniture Records)
A l’instar d’un nombre sans cesse
croissant d’explorateurs sonores, c’est à la guitare électrique
que se consacre essentiellement le compositeur et architecte
néerlandais Zeno van den Broek sous l’identité de Machinist.
Mais, et c’est d’ailleurs souvent le cas, ce ne sont pas les
capacités mélodiques de la guitare qui l’intéressent, mais bien
plutôt ses possibilités texturales, son affinité avec le drone.
Sur Of What Once Was, Machinist réunit deux longues pièces
(respectivement de plus de vingt et trente minutes) unifiées par
cette source instrumentale quasi unique. Avec « Mono Tone in
D. », il rend ainsi un hommage à la « Symphonie
Monotone » d’Yves Klein, une performance au cours de laquelle
le plasticien avait fait jouer une note unique et soutenue à un
orchestre de chambre pendant vingt minutes, avant de commander une
durée égale de silence. Partant d’un principe proche, Machinist
construit donc un titre sur une note unique, où seules les
variations de résonance et de durée viennent agiter la surface,
créer des micro-rythmes au sein de la pièce. Moins radicale, et
nettement moins monotone que l’œuvre initiale de Klein, « Mono
Tone in D » n’en reste pas moins un superbe moment de
(dé)composition autour de la guitare. Improvisée en live, « Of
What Once Was », seconde pièce qui donne son titre à l’album
voit Zeno van den Broek agrandir sa palette puisqu’il ajoute à la
guitare divers fields recordings et sons informatiques, et utilise
principalement son instrument fétiche comme une caisse de résonance
à travers laquelle transitent ces nouveaux éléments. Evidemment
plus adapté au live, où les notions de spatialité et de
physicalité prennent tout leur sens, « Of What Once Was »
n’en demeure pas moins, réduit au seul CD, un vibrant paysage
sonore se construisant peu à peu autour de nappes liquides et de
collines grisâtres et érodées, frappées par le martèlement de la
pluie, qui vont même jusqu’à parfois évoquer les climats
mortifères du dark-ambient. Une œuvre exigeante, qui demande des
conditions particulières (d’isolement, de météo, d’hygrométrie,
sans doute) pour se révéler pleinement, mais qui offre dès lors un
moment d’une grande richesse.
BYETONE : Symeta (Raster-Noton)
S’il
est sans doute, du trio fondateur de Raster-Noton, qu’il a
formé avec Carsten Nicolai et Frank Bretschneider, celui qui est le
moins réticent à reconnaitre l’influence de la techno sur son
travail, Olaf Bender n’avait sans doute jamais été aussi loin
dans son appropriation / hommage aux formes du beat séquencé que
sur Symeta. Au lieu de le distiller en minuscules éclats comme il
a pu le faire par le passé, il lui donne ici la place centrale,
pratiquement la seule place d’ailleurs. Qu’il compose un diptyque
énergique et rétro en diable qui donne l’impression d’avoir
plongé dans des années 80 alternatives (« Topas » et «
T-E-L-E-G-R-A-M-M »), s’empare du minimalisme berlinois en vogue
pour lui redonner des couleurs qu’il n’a plus depuis quinze ans
(« Opal ») ou qu’il tutoie l’EBM froide de la fin des années
80 lors d’une implacable trilogie (« Helix » / « Black Peace »
/ « Golden Elegy ») s’achevant sur un dub-industriel porté par
la harangue du ténor Jan Kummer, Byetone parvient à chaque fois à
s’en tirer haut la main sans y perdre au passage sa spécificité.
Emporté par les rythmes puissants, les basses ronflantes, les
attaques métalliques et les montées époustouflantes, on ne peut
que plonger à pieds joints dans cet album où le corps, pour une
fois, commande à l’esprit.
YVES DE MEY : Counting Triggers (Sandwell District)
Pour
son second album, après un remarquable (trop court) Lichtung, qui
nous proposait il y a trois ans la bande originale d'un spectacle de
danse contemporaine, Yves De Mey semble avoir décidé de brouiller
les pistes. En changeant de label, tout d'abord, optant pour Sandwell
District, dont l'esthétique, bien que décalée, soit globalement
tournée vers la techno et ses dérivations. En choisissant le vinyle
ensuite, mais pour mieux jouer de ses contraintes, chaque disque de
cette double livraison comportant une face 33 tours et une face 45
tours. Ces chausse-trappes surmontées, nous voilà prêts à
apprécier Counting Triggers pour ce qu'il est : un superbe
exercice de répétitivité minimale qui rappelle souvent les
ambiances développées par Raster-Noton ou les sideprojects bouclés
de Mika Vainio. Pourtant, ce qui sépare De Mey de ces références,
c'est sans doute la nature de ses sources, puisque l'album a été
réalisé sur des synthétiseurs analogiques et que les sonorités
digitales y sont des plus discrètes. Organiques et hypnotiques, les
six titres de Counting Triggers déroulent des constructions où
les attaques de micro-éléments (« Particle Match »),
côtoient les vastes espaces architecturés de résonances
(« Whispering Strokes »). Une future référence à
découvrir de toute urgence !
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